C'est vraiment pas le jour. Il pleut comme vache qui pisse, et encore celle-là, elle est sacrément malade, de vache.
Des trombes d'eau. Des litres entiers qui se déversent sur nos parapluies de croque-morts.
Le caveau n'est pas encore ouvert qu'on patauge déjà.
Hé oui...il est 8h du matin, il fait encore bien sombre, et nous voilà sombres silhouettes au bord de la fosse, avec tout le petit personnel, en vue d'une exhumation. Réduction de corps. Glauque, ça. Au bout de trente années , Madame Z va être remontée au jour, démantibulée, réduite à ce qu'il en restera, et passer d'un bon gros cercueil à un petit reliquaire, et de nouveau rangée dans un coin du caveau, discrètement. On est vraiment peu de choses....
Bref les fossoyeurs râlent, les croque-morts râlent, les représentants râlent, les parapluies agonisent.
Madame Z est extirpée de sa cachette. A grand mal. Mon Corbeau en Chef est assez stupéfait du mauvais état du cercueil, se penche, observe entre les gouttes, passe un doigt d'expert sur le bois et marmonne :
" M*rde, c'est un cercueil à nous, ça....je pensais pas qu'il serait dans cet état quand même...."
Faut dire, là c'est pitoyable. L'ensemble tient par miracle. Ou mieux encore, par l'opération du saint esprit : c'est le lieu où jamais....
On dirait un Lego mal monté.
Les fossoyeurs continuent de râler, font quelques pas, soulèvent la bête, qui.....nous lâche lamentablement par le fond. Si. C'est vrai.
Dans un grand fracas mouillé de bois pourri. L'effondrement total. Le plancher du cercueil, le capiton ou ce qu'il en reste et....Madame Z.Qui se fait la malle par le bas.
Règne pendant quelques instants un long, très long silence consterné.
Et il continue de pleuvoir en trombes. Mon collègue me regarde, et je regarde mon collègue. Nous sommes immobiles et pourtant trempés jusqu'aux genous dans nos petits mocassins de ville,mais on comprend que la matinée, là, est loin d'être finie. Va falloir s'y coller. Si, si...Enfiler les gants que nous tendent les fossoyeurs avec un sourire réjoui, éloigner le représentant de la Mairie qui manque tourner de l'oeil (manquerait plus qu'il s'effondre aussi et le tableau serait complet...) et....chercher au sol.
Je dis bien "chercher", car pour les non-experts, une terre de cimetière par temps de pluies violentes, c'est le Niagara. De la gadoue qui colle aux pompes (funèbres..), aux résidus de cerceuil, dissimule les cailloux et le sol de terre battue, dégoulinant à grands flots entre les tombales, emportant tout sur son passage. Et là, quand je dis, tout, c'est....tout.
C'était vraiment pas le jour.
Mon collègue a la main heureuse...il retrouve le scalp de Madame Z instantanément rebaptisée "Moise" par nos soins. La suite se fait un peu à tout hasard, à tâtons, au p'tit bonheur la chance. Grosso-modo on arrive à refaire le puzzle. Enfin on espère n'avoir rien oublié dans les allées....Craignons que les moineaux (et les mômes...) du quartier ne jouent aux osselets tôt ou tard.
Le sale boulot se termine plus ou moins, cahin-caha, quant un fossoyeur a une idée de génie : "Et si on allait chercher un chien....??? Il retrouverait pas les os, lui....???".
Voilà...le représentant de la Mairie vient de tomber dans les pommes. Petite nature....
Ils sont moldaves, mais ça en fait, dans l'histoire, on s'en fiche complètement.
Bref ils entrent en nombre, et en trombe, dans l'officine. Nous autres Maîtres Corbeaux, venons nous percher sur l'arbre, la bave aux lèvres.
En effet l'un de leur "frère" est mort, et pour tout dire, ça nous arrange.
La conversation s'éternise, on rempli quelques papiers d'usage, puis la question qui tue :
" Quelle est la cause du décès de votre frère ..??
- Incendie...
- Ah oui ?? Il y a eu une enquête ?? Pas d'obstacle médico-légal ??
- Non bien sûr !!
- Bien, bien...quelles étaient ses dernières volontés, avait-il un contrat, a-t-il laissé une lettre...??
- Oui bien sûr, il voulait une crémation !!
- Aaaaahhh.....??? " Voilà mon collègue qui hoquette, je ne sais pas encore si c'est de surprise, de rire ou de dégoût.
Dans le doute, je ne hoquette pas, qu'il y en ai au moins un pour sauver l'honneur de l'autre.
Un silence fumeux se fait tandis que l'on termine d'éditer le devis.
Pendant ce temps je me charge de la lourde tâche d'appeler notre réserve à grains, à savoir la morgue du coin pour avoir une idée de l'état du macchabée déjà mi-cuit dans son incendie.
" Heu....il est dans quel état exactement Monsieur Y ...??
- Aaah ben c'est pas mal, il est déjà bien entamé quand même....
- D'accord....il reste encore...quelque chose à passer au Crématorium quand même...??
- Ah oui, on devine que c'était un être humain avant, encore.... !!"
Me voilà rassurée....y'a encore du grain à moudre !!
Et c'est donc sereinement que l'on présente le devis et la facture au couple moldave qui a investi nos bureaux. Lequel hoquète à son tour....c'est le prix....ça leur fait ça à chaque fois !! Mais personne n'en est encore mort....
Et là, c'est la petite dame au regard azur, les mains nouées sur la table depuis le début de l'entretien qui réagit spontanément devant la Douloureuse...:
" Vous rigolez, on ne va pas payer une crémation à Y !!! Ou alors au moins demi-tarif !!!
- Et pourquoi demi-tarif....?? On ne pratique pas de réduction sur la crémation d'un corps vous savez....!!
- Oui mais là, franchement....il est déjà à moitié cuit !!!"
Ah, ben oui....y'a pire que les Corbeaux, dans la vie. Et ils ont de jolis yeux bleus.
...en allant dans l'appartement de cette dame, bien proprette, bien coiffée, bien soignée que....son défunt mari est raide mort. Raide, dans le sens "gelé" du terme....
"Dites, Madame, il est mort depuis quand exactement, votre mari ?
- Ben ce matin, je vous l'ai dit !!"
Nous faisons le tour de la pièce : grande, bourgeoise, lourdes tentures aux fenêtres....grandes ouvertes. C'est vrai qu'on se gèle là-dedans. Un vrai tiroir de morgue.
"Vous allez l'emmener, hein ..??" s'inquiète la dame, une légère impatience dans la voix.
Mon collègue se rapproche de l'époux tout raide. Réprime un frisson.
" Parce que....on se gèle un peu depuis, quelques jours, ici..." continue la dame proprette qui s'enfonce dans des sables mouvants.
"Comment ça quelques jours, Madame...??" s'étonne mon Corbeau en chef."Mais votre époux ne dormait pas dans cette chambre avant son décès...?? il a été transporté ?"
"Aaaah ben nonononon !!! Mais je voulais qu'il puisse respirer un peu d'air avant de mourir, quand même....alors je lui ai ouvert les fenêtres...."
Mon collègue et moi échangeons un bref coup d'oeil, un seul. Pas besoin d'en rajouter....Madame en plein hiver avait décidé d'anticiper de quelques heures (jours...??) le décès de Monsieur.
Elle l'a laissé crever de froid.
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